Cela fait déjà près de 20 ans que les rues de certains quartiers populaires de Kinshasa, sont devenus un far west où, entre les mains des jeunes, la machette fait loi. Rixes entre groupes rivaux, rapts, agressions physiques des passants, et même homicides sont à mettre à l’actif de ces jeunes délinquants communément appelés kuluna. Au fil des années, les habitants de ces quartiers sont passés de la terreur à l’accoutumance. La routine des batailles rangées suscite une émulation malsaine dans le chef de jeunes enfants, alors que le gouvernement à court d’idées, peut-être, annonce des audiences foraines et de lourdes sanctions pour endiguer le problème.
Dans la sérénité de la colline inspirée, seul au milieu des livres qui inondent son bureau, le Professeur Raoul Kienge Intudi, Directeur de l’Ecole de criminologie de l’Université de Kinshasa, spécialiste en violence et criminalité, et co-auteur de l’ouvrage «Puzzle de sortie de violence urbaine à Kinshasa (RD Congo), a accordé volontiers une interview à la rédaction de www.focus-actu.cd.
Dans celle-ci, ce Prof, fort d’une étude menée de 2021 à 2023, a donné son point de vue sur la gestion du phénomène Kuluna et fait une critique de l’approche gouvernement. «L’erreur est qu’on pense que le problème des Kuluna est un problème judiciaire. Ce n’est pas un problème judiciaire. C’est un problème d’accès des jeunes de certains quartiers populaires aux droits économiques et sociaux», a-t-il indiqué.
Pour lui, le gouvernement est dans «la circularité de la gestion du problème kuluna» parce que, en son temps, le ministre de la Justice Luzolo Bambi avait aussi organisé des audiences foraines sans grand résultat. À la place, le prof. Raoul Kienge propose une politique tournée vers l’accès des jeunes aux droits économiques et sociaux, en mettant à profit les ministères de l’Industrie, du Plan, des Affaires sociales, de la Formation technique,… afin de créer des emplois pour ces jeunes-là. Lisez plutôt. Interview.
Dans le cadre de la lutte contre le phénomène Kuluna, le ministre d’Etat en charge de la Justice a annoncé l’organisation des audiences foraines. Qu’en pensez-vous?
Ce n’est pas nouveau. On est vraiment dans la circularité de la gestion du problème kuluna. Comme on dit en lingala « gouvernement aza ko rond-point», parce que le ministre Luzolo Bambi, à l’époque, a fait des audiences foraines en procédure de flagrance. Ils étaient jugés, envoyés à Ekafela, à Buluwo, à Luzumu, en tout cas dans les provinces éloignées de Kinshasa. Si ces audiences de flagrance avaient été efficaces, on n’aurait pas eu l’opération Likofi 1, 2 3, et aujourd’hui, après l’opération Panthère noire, le gouvernement pense revenir (ndlr: aux audiences foraines).
Que pensez-vous que le gouvernement devrait plutôt faire à la place?
S’il faut mettre en place une politique criminelle (je mets criminel entre guillemets parce que ça veut dire une politique uniquement pour réprimer), ça ne donnera aucun résultat. Il faut une politique qui soit tournée vers l’accès des jeunes aux droits économiques et sociaux. Donc, ce n’est même pas de la compétence du ministère de la Justice de régler le phénomène Kuluna, c’est de la compétence des ministères de l’Industrie, éventuellement du Plan,… Il faut créer des emplois pour ces jeunes-là.
Ce n’est pas compliqué. Quand vous passez dans les quartiers, vous allez voir plusieurs ateliers. Pour nous, ce sont des circuits d’opportunités où les jeunes peuvent être réinsérés socialement dans leurs propres quartiers. Et c’est là où je trouve une limitation à la stratégie de Kaniama Kasese parce que Kaniama Kasese consiste à éloigner les jeunes de leur milieu de vie, ils reviennent mais la population qui n’a pas assisté à la transformation n’est pas convaincue qu’ils ont changé.
Et donc, le jeune a du mal à être accepté et à réintégrer son milieu. En plus, la stratégie se met en œuvre sur un espace géographique bien déterminé. Mais, les Kuluna sont tellement nombreux qu’ils ne peuvent pas tous aller dans cet espace-là. Plus les jeunes restent dans leurs propres quartiers, mieux cela vaut parce que l’objectif finalement c’est leur réinsertion avec les autres membres de la communauté. Il faut une approche participative au niveau communautaire et non au niveau judiciaire et institutionnel. Evidemment, il y aura des cas où la justice interviendra, pour ceux qui seront surpris en train de commettre des actes.
Estimez-vous que l’option d’envoyer les Kuluna à Kaniama Kasese est mauvaise?
Le phénomène Kaniama Kasese, c’est bon. A Kaniama Kasese, ils confectionnent des bancs pour des salles de classe, des lits pour des hôpitaux, ils font des champs qui nourrissent des familles, c’est positif.
Mais il y a un problème dans l’approche parce qu’au départ ce n’est pas volontaire. Il n’y a pas une relation de confiance au moment où le processus commence. Je me rappelle du discours de l’ancien gouverneur (ndlr : Gentiny Ngobila), pour la première vague qui est partie: «On vous envoie là-bas parce que vous avez commis beaucoup de torts aux gens, on va vous envoyer à Kaniama Kasese. Maintenant vous êtes jeunes, vous allez rentrer vieux avec des calvities». C’est totalement irresponsable! Cela fait naître un besoin de s’enfuir carrément parce qu’on est dans une démarche négative, une démarche de répression extrajudiciaire.
Quelle serait la bonne approche, selon vous?
Outre le fait qu’il y a aussi une autre limitation de Kaniama Kasese, la bonne approche aurait été de valoriser, de communiquer de manière positive sur ce service. Comme on a une expérience (avec Kaniama Kasese), il faut s’en servir pour aller dans les quartiers populaires, faire la communication. Vous verrez qu’il y aura ceux qui vont dire moi je ne fais rien, je préfère aller là-bas pour être valoriser.
Mais cette communication dépend du changement de regard c’est-à-dire ne pas réduire les jeunes à leurs actes négatifs. Il faut considérer qu’au-delà des actes négatifs qu’ils posent, ce sont des jeunes qui cherchent à s’insérer dans le tissu social. Ils n’ont pas étudié, ils n’ont pas d’emplois, la ressource qu’ils utilisent c’est la violence. Ils s’identifient à cette ressource qui peut faire que les autres les valorisent. Ils ont été instrumentalisés par des partis politiques parce qu’on se disait qu’ils sont des jeunes forts. Donc, on a mis en avant leur capacité de nuire.
Vous avez travaillé avec les Kuluna pendant 2 ans, de 2021 à 2023, dans le cadre d’une étude. Etait-ce facile d’établir le contact avec eux?
Nous, ce qui nous a permis de les approcher, c’est de considérer que ce sont des jeunes en situation de vulnérabilité par rapport à leurs droits économiques et sociaux. Dans notre équipe de chercheurs qui allaient vers eux, il y avait des filles, des assistants, des chercheurs… Au départ, ils avaient peur, mais (ça a marché) lorsqu’ils ont changé leur manière de les voir.
La collaboration avec les Kuluna a fait deux ans, mais c’est une relation qui continue. Ils m’appellent pour avoir des nouvelles, ils m’envoient parfois quelques messages audio sur WhatsApp.
C’était quoi leur attitude lors du premier contact?
Leur attitude c’est l’inspection. Ils veulent savoir on est de quel côté. On est du côté positif c’est-à-dire les valoriser et comprendre leur situation, de travailler avec eux, ou du côté négatif c’est-à-dire de ceux qui les stigmatisent en vue de la répression.
Quand ils ont réalisé le travail de confection des (milliers de) masques et des lave-mains, ils ont eux-mêmes souhaité la présence des caméras le jour de distribution des masques dans la communauté. «Nous voulons changer l’image que la population a de nous».
Vous parlez de sentiment de vulnérabilité. Mais nous voyons aujourd’hui des enfants qui jouent dans la rue en copiant les kuluna. N’est-ce pas un autre danger?
Ça représente le danger de la survalorisation de la violence, de considérer la violence comme une valeur avec laquelle les enfants peuvent grandir dans certains quartiers. C’est un problème social qu’il faut prévenir. Pour moi, la meilleure manière d’anticiper sur cette question là est d’abord de garantir leur droit à l’éducation et la formation de qualité. Il faut aussi qu’il y ait des activités culturelles, qu’il y ait des associations qui les encouragent à lire ou à apprendre à jouer des instruments de musique. Il faut leur proposer des activités plus formatives.
Êtes-vous associé dans la réflexion avec le gouvernement sur le problème Kuluna?
Non, pas encore.
Avez-vous proposé vos services?
Mais oui, évidemment parce que nous sommes une université publique. Quand nous avons accueilli tous ces jeunes et qu’on leur a remis les certificats, qu’on a présenté cette approche, le président de l’Assemblée provinciale de l’époque (Ndlr: Past. Godé Mpoyi) est venu et il a apprécié l’approche. Donc, oui l’Etat, en tout cas au niveau urbain, est informé.
Au niveau du gouvernement central, nous n’avons pas fait un projet concret pour déposer. Comme l’approche est communautaire, nous sommes en train de travailler avec des acteurs sociaux pour qu’ils comprennent cela. Les deux semaines qui vont suivre, on va avoir des formations avec les acteurs sociaux qui interviennent en faveur des jeunes pour qu’ils découvrent la nécessité de changer de perspectives. Nous allons aussi intégrer les assistants sociaux du ministère des Affaires sociales, c’est aussi l’Etat, mais avec une autre approche. A travers ce ministère-là, (notre) approche peut être valorisée au niveau gouvernemental. Mais c’est un travail qui demande effectivement d’être appuyé économiquement et financièrement.
Que pensez-vous du travail de désengorgement des prisons que fait le ministre de la Justice?
Lorsque la justice devient injuste, alors il faut des mesures politiques pour pouvoir résoudre un problème. Cela veut dire qu’il y a une crise sérieuse de la justice, la justice pénale particulièrement. Ce qui s’est passé là, est un indicateur de cette crise, où le ministre prend des décisions en dehors des procédures prévues parce que ces procédures-là n’ont pas permis justement d’être juste envers des personnes qui sont présumées innocentes.
85% des détenus préventifs à la prison, ce n’est pas normal. Ils n’ont même pas encore été jugés, donc en fait, ils ne sont pas encore criminels parce que c’est le juge qui dit que l’acte qu’ils ont commis est constitutif d’infraction et prononce la peine. Le juge ne les a jamais condamnés. Qu’est-ce qu’ils font en prison? Et dans quelles conditions ils y vivent !
Quand la justice n’est plus juste, elle n’est plus une valeur. Les états généraux sont une occasion pour que, fondamentalement, on réfléchisse et qu’on soit disposé à écouter un autre son de cloche pour se remettre en cause. Nous sommes toujours sous le modèle colonial de la justice pénale. Ce n’est pas normal, plusieurs années après l’indépendance.
Votre dernier mot…
Il est possible de transformer les jeunes. Ils peuvent être utiles à la société, et ils sont très utiles. Il ne faut pas les réduire à leurs actes qui constituent un aspect momentané de leur parcours.
Propos recueillis par Hugo Robert MABIALA(focus-actu.cd)
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